La curiosité, nouvelle carence dans la société ?

Les singes et les frères Harlow

Au début du XXe siècle, les frères Harlow ont effectué plusieurs études célèbres sur le comportement des singes. Ils se sont par exemple rendu compte qu’ils pouvaient résoudre un même problème avec ou sans récompense finale. La résolution d’une problématique n’était pas encouragée par la faim ou la nourriture comme on aurait pu s’y attendre.

Plus tard, ces mêmes frères, accompagnés de leurs étudiants, ont découvert que les singes, sans aucune récompense extérieure de nouveau, travaillaient de manière acharnée et persistante pour résoudre des puzzles. Ils l’ont fait pour le simple sentiment de satisfaction qu’ils pouvaient ressentir. De manière plus générale, ils travaillent et apprennent tout ce qu'il faut pour satisfaire leur curiosité.

Dans les mêmes années, un groupe de chercheurs avaient rassemblé de jeunes gens possédant un QI de 180. L’une des caractéristiques qui semblait être commune à tous était le désir constant et inarrêtable de découverte, que l’on peut nommer curiosité..

Les besoins cognitifs

Ces deux travaux, parmi tant d’autres, ont servi d’impulsion à Abraham Maslow dans ses recherches sur la connaissance, sur les besoins cognitifs plutôt que les simples capacités cognitives, sur la connexion entre cognition et conation.

“J'ai été tenté d'attribuer une nature conative à la curiosité et à la compréhension, un élément de désir, de pulsion ou de besoin, d'aspiration, de désir, d'exigence de satisfaction pour la croissance la plus complète de la personne, une satisfaction qui ne pouvait être évitée que sous peine de pathologie et de diminution de la personne.”

Dans la seconde partie de son papier, intitulé “The Need to know and the Fear of Knowing” (“Le besoin de savoir et la peur de savoir”, littéralement), il énumère plusieurs points (12 au total) de considération sur sa théorie. Il explique, par exemple, que les personnes psychologiquement saines sont attirées positivement vers le mystère, l’inconnu, le déroutant, l’inexplicable. Cela contraste avec la tendance des individus psychologiquement malades à se sentir menacés par l’inconnu, l’inexpliqué.

A la petite enfance, la curiosité est un marqueur de bonne santé. A l’inverse, un bébé ayant un manque d'intérêt pour son environnement n’est pas rassurant. Cela me rappelle une expérience personnelle avec un petit qui n’avait même pas 1 an. Il avait en vue une étagère avec, à sa hauteur, des objets fragiles. Naturellement, ses parents l’en ont empêché et il s’est retrouvé en une fraction de seconde de l’autre côté de la pièce. Il ne manquait plus que ça pour augmenter encore plus sa curiosité à cet endroit si intéressant. Qu'a-t-il fait une fois ses fesses posées sur le sol ? Direction l’étagère !

Puisque l'appétence vers l’inconnu est une marque de bonne santé, pourrait-on traiter un individu malade en lui ravivant la flamme de la curiosité ? C’est ce que Maslow semble supposer.

“Si la connaissance peut guérir, alors le manque de connaissance peut rendre malade. La répression est une peur de la vérité, de la connaissance, un aveuglement […]. Nous devons prendre au sérieux le fait que la cécité, l'ignorance, peut être productrice de maladie et que la connaissance peut être curative. Et nous devons donc postuler un vouloir-savoir qui peut surmonter la peur de savoir ou l'absence de savoir. L'ignorance est un état désagréable. La connaissance ne vient pas toujours automatiquement, comme pour un objet passif […] ; il faut souvent la rechercher, voire la combattre. Et sans cette lutte, cet état conatif, cet empressement, la psychothérapie est impossible."

Et il continue :

“La vieille formule "Ce que vous ne savez pas ne vous fera pas de mal" s'avère fausse à un niveau plus profond. C'est tout le contraire qui est vrai : "Ce n'est que ce que vous ne savez pas qui vous fera du mal". Ce que vous ne savez pas a un pouvoir sur vous ; le savoir vous permet de le contrôler et de le soumettre à votre choix. L'ignorance rend le vrai choix impossible.”

Pour William Blake, dans son poème “Toutes les religions n’en sont qu’une seule” (1788), il cite comme argument que :

“Puisque la véritable méthode de la connaissance est l’expérience, la faculté de connaître doit être la faculté d’expérimentation.”

Utilise-le ou perds-en l’utilité

Vous avez sans doute déjà entendu cette phrase. L’exemple assez simple pour l’expliquer est la masse musculaire. Il faut, de manière incessante, stimuler le muscle pour lui dire de “rester là”. Si le message est différent, s’il est moins puissant, le muscle s’atrophie.

Ce processus semblerait prendre effet même sur nos réflexes innés et instinctifs. Par exemple, les poulets dont on a empêché tôt de picorer dans leur vie peuvent perdre leur capacité à picorer, parfois à jamais, hors d'atteinte du réapprentissage. Les nourrissons qui n'ont pas été élevés dans une relation amoureuse au cours des premiers mois de leur vie peuvent devenir des psychopathes ou autistes (lien vers article), incapables d'aimer et n'ayant pas besoin d'amour. Les chiots, autorisés à courir en meute au-delà d'un certain point, deviennent "sauvages", incapables pour toujours de former des liens avec les êtres humains par la suite. Il en serait de même pour la curiosité, elle pourrait mourir par manque d'utilisation ou par interdiction. Notre actualité en est un bon exemple. Il est souvent très mal vu de questionner, de douter, de remettre en question certains faits soi-disant établis. Encore pire, on dénigre et décrédibilise les personnes sceptiques en les traitant de conspirationnistes ou de partisans de la théorie du complot. Si on nous empêche de réfléchir et de questionner, que va-t'il se passer ?

Kropotkine disait dans son livre L’Entraide :

“L’absorption de toutes les fonctions par l’État favorisa nécessairement le développement d’un individualisme effréné, et borné à la fois dans ses vues. À mesure que le nombre des obligations envers l’État allait croissant, les citoyens se sentaient dispensés de leurs obligations les uns envers les autres.”

Cela me rappelle une discussion que j’ai pu avoir avec une ostéopathe. Elle reçoit beaucoup de patients avec des lombalgies et des cervicalgies. Traiter d’autres pathologies est presque incroyable, soit dit en passant. En discutant avec ses patients, elle s’est rendu compte que l’Etat, en voulant “bien faire” avec le remboursement de la sécurité sociale, favorise la dépendance au système et le délaissement de leur propre santé aux professionnels compétents, car, soi-disant, ils savent mieux qu’eux ce qui est bon à faire.

Carl Rogers (1902 - 1987), psychothérapeute, a quant à lui, une vision totalement opposée :

“C’est le client lui-même qui sait ce dont il souffre, dans quelle direction il faut chercher, quels sont les problèmes cruciaux et les expériences qui ont été profondément refoulées.”

Un métabolisme d’enfant

Il ne semble pas étrange de considérer la curiosité comme une tendance fondamentale d'un organisme. Comme nous l’avons dit plus haut, le bon développement d’un enfant se juge, entre autres, par l’intérêt qu’il porte à son environnement. Il atteint un pic vers l’âge de 5 ans, puis, la parole prend le pas avec les questions “quoi”, “pourquoi”, “qui”. Ensuite, l’entrée à l’école vient, souvent, stopper cet élan car l’enfant ne cherche plus, on lui transmet le savoir de manière passive. Il devient mal vu d’être trop curieux, de questionner les enseignants. Jacob P. E., en 1956 disait :

“Le principale effet de l’enseignement supérieur sur les étudiants est d’engendrer l’acceptation généralisée d’un ensemble de normes et de façons de voir, caractéristiques des universitaires de la communauté américaine. L’essentiel pour l’université est de socialiser l’étudiant, d'affiner, de polir et d’adapter ses valeurs, de façon à l’intégrer facilement dans les rangs des diplômés des facultés américaines.

Pourtant, à la base, l'enfant a une merveilleuse aptitude à apprécier et apprécier de nouveau, avec fraîcheur et naïveté, les valeurs de l’expérience. Maslow explique que l’enfant ne se plaint pas de l’humidité de l’eau ni de la dureté des rochers… Il tourne vers le monde de grands yeux innocents qui ne critiquent pas mais se contentent d’observer et de noter ce qui se passe, sans raisonner et sans exiger qu’il en soit autrement.

Cette faculté, presque totalement disparue, passé un âge, est présente car la culture n’a pas encore pu avoir d’effets sur le petit être humain et aussi parce qu’il possède un métabolisme élevé. L’énergie présente dans son organisme le pousse à la découverte, à l’aventure. Au contraire, un individu psychologiquement malade est effrayé par l’inconnu et possède un métabolisme ralenti.

Je suis tenté de dire que la curiosité, la découverte, la création sont des capacités métabolico-dépendantes (dépendantes du métabolisme). L’esprit créatif est le plus fort durant l’enfance. En avançant dans l’âge, elle diminue. Il est bien connu que les personnes âgées sont moins ouvertes aux nouvelles idées, elles sont ancrées dans leurs croyances et ne cherchent pas à en sortir.  Ainsi, une fois que la culture a imposé sa loi, par le biais de l’éducation et de l’alimentation par exemple, le cercle vicieux est lancé et sa force cinétique l’emporte vers de plus faibles énergies.

Implications sur l’alimentation

Notre façon de manger et de consommer est fortement influencée par notre culture et par ses intérêts. Dans un pays où l’agriculture céréalière est fortement développée, il y a de grandes chances pour que ces derniers soient recommandés. A l’inverse, il est très peu probable d’inciter une population à consommer des fruits tropicaux bien sucrés et pauvres en fibres là où ils ne peuvent être produits (en France par exemple). Mais, est-ce que ce ne serait pas plus intéressant pour la santé et le développement d’un peuple ?

Une autre expérience personnelle (la dernière c’est promis), était avec une petite fille de 5 ans. Elle m’a vu boire du lait en fin de journée et m’a dit “le lait ça se boit le matin, pourquoi tu en bois à cette heure là?”. Elle m’a dit tout haut ce que la plupart des gens pensent tout bas. Pourtant, si on regarde la composition du lait c’est des protéines, des glucides, des lipides, du calcium et de nombreuses autres choses, c’est un super aliment, qu’y-a-t-il de si étonnant à en boire en dehors du petit déjeuner ? (Merci Kellogg’s !)

Conclusion

Pour résumer le tout, on pourrait dire qu’un besoin psychologique comme la curiosité est une vitamine. Une carence en vitamine entraîne des problèmes de santé, une carence en curiosité s’accompagne de son lot de méfaits. Cette carence peut apparaître dès la naissance par l’éducation de nos parents (influencée par notre culture) et lors de l’intégration plus concrète dans la société, comme le début de l’école. L’alimentation, dépendante de notre culture, joue également un rôle sur notre manière de percevoir la réalité. Les recommandations nutritionnelles sont peut être basées sur une science mais elles sont aussi basées sur des intérêts, ces derniers n’étant pas synonymes de bonne santé. L’atteinte et le maintien d’un métabolisme d’enfant permettront l’ouverture d’esprit, la remise en question et l’évolution de la personne.

William Blake, extrait des “Proverbes de l’enfer” :

Au temps des semailles, apprends ; à la moisson, enseigne ; l’hiver, jouis.
Fais passer ton chariot ta charrue sur les ossements des morts.
La route des excès conduit au palais de la sagesse.
Prudence est une vieille fille très laide très riche que courtise Incapacité.
Quiconque désire sans agir fomente la peste.
Le ver déchiqueté pardonne à la charrue.
Quiconque aime l’eau, qu’on le plonge dans le fleuve !
L’imbécile et le sage ne voient pas le même arbre.
Visage sans lumière ne deviendra jamais étoile.
L'éternité est amoureuse des productions du temps.
L'abeille butinante n’a pas le temps d’être chagrine.
L'horloge mesure les heures de folie mais pour la sagesse, pas d’horloge !
Les nourritures s’obtiennent sans filet ni piège.
Les années de disette, qu’on sorte poids, mesure & nombre.
Aucun oiseau ne monte jamais trop haut si c’est de ses propres ailes.
Un cadavre ne se venge pas des blessures.
L’acte le plus sublime : mettre quelqu’un plus haut que soi.
Si l’imbécile persistait dans sa bétise, il deviendrait sage.
Le coquin prend l’habit du sot.

Rémi Masson

co-fondateur du projet résilience
lire plus
Vous pourriez aussi être intéressé…
L'économie de l'attention : comment les médias gagnent de l'argent sur notre dos
zélie bourez

Comment expliquer que nous sommes assénés en permanence de notifications, de “news”, d’informations de l’ordre du sensationnel qui polluent notre fil d’actualité ? La nouvelle économie de l’attention en est pour grande partie responsable, et nous sommes tous victimes de ses effets. Il est plus que nécessaire d’apprendre et comprendre ce phénomène pour mieux agir par la suite sur notre traitement des informations.

La vérite sur la café : tout savoir pour une consommation responsable
zélie bourez

Un guide de consommation pratique qui aborde tous les points que vous devriez savoir sur le café,  pour pouvoir profiter de ses bienfaits sans nuire à l'environnement. Origines, histoire, fabrication, traitements, labels, on vous dit tout !