L’imagination, folle du logis ou génialement folle ?

Jean-François Dortier décrit l’être humain comme un “animal imaginatif”, et parvient même à une formule mathématique pour illustrer cette idée  : H = A*I

Où H = l’être humain, A = l’animal et I = l’imagination. Et l’étoile ? Elle montre le lien étroit, l’imbrication  qui lie l’animal et l’imagination. William Blake disait aussi :

“L’imagination n’est pas un état, c’est l’existence humaine même”

Qu’en est-il vraiment ?

Qu’est-ce que l’imagination ?

Reprenons les bases. Qu’est-ce que l’imagination ? Est-ce seulement notre capacité à rêvasser dans une période d’ennui profond, à se créer des vies fictives totalement déconnectées de la réalité ? Pas vraiment, ou en tout cas, pas seulement.

L’imagination est très généralement la capacité à créer des images mentales, qu’on peut aussi nommer idées, ou pensées. Elle permet de voyager dans le futur (anticiper), dans le passé (se souvenir), de s’évader mentalement, évidemment, de créer, et même, de se mettre à la place de quelqu’un d’autre, faculté essentielle dans le domaine moral.

Elle ne mérite donc pas d’être reléguée, comme jusqu’à la fin des années 1970, au domaine merveilleux et enfantin des contes de fée qui se terminent toujours bien. Au contraire, elle est omniprésente dans notre quotidien, sans même que nous nous en rendions compte : se demander ce qu’on va manger au dîner, c’est déjà imaginer. L’imagination se distingue donc du rêve qui, tout en restant intéressant à explorer (Freud n’aura pas travaillé pour rien !), demeure une activité inconsciente.

Existe-t-il une zone spécifique du cerveau pour l’imagination ?

En 1861, Paul Broca, médecin, anatomiste et anthropologue français, étudie les troubles du langage d’un de ses patients et, constate, lors de son autopsie, une lésion importante dans la partie postérieure du lobe frontal gauche. Il en déduit alors que cette zone est dédiée uniquement à la production du langage. S’en suivra plusieurs théories pour attribuer à chaque zone du cerveau une fonction particulière, et le développement de la phrénologie et du “locationnisme” dans le cerveau.

A-t-on, encore une fois, parcellisé les connaissances et oublié de créer des liens ? C’est probable. Le néocortex, “siège des fonctions exécutives", pourrait être un bon candidat pour accueillir l’imagination.

Cependant, n’oublions pas qu’elle fait appel à une très grande partie de nos souvenirs, de nos connaissances et en général de nos perceptions acquises au quotidien, et recrute donc dans un dialogue dynamique plusieurs aires, même éloignées, du cerveau.

Au XVIIIe siècle, Hume avait énoncé certains principes sur lesquels se basent l’activité imaginative, qui était pour lui “l’essence de la pensée”. Elle ne peut se fonder que sur des données déjà existantes, et grâce à trois règles :

  1. La ressemblance
  2. La contiguïté : établir un lien entre deux êtres proches
  3. La causalité : nous établissons une connexion entre la cause et l’effet (ex : lorsque je m’imagine sur la plage, je lie le soleil à la chaleur, et je peux presque ressentir cette chaleur, parce que j’en ai déjà fait l’expérience).

On peut noter ici quelques prémisses de l’idée, justement, de ce dialogue associatif d’idées dans le cerveau.

A quoi sert l’imagination ?

L’imagination a donc une fonction agente, reliante, épistémologique, créatrice, poétique, empathique de l’être humain. Rien que ça. Allons dans les détails : si l’animal a pu conquérir le ciel grâce à ses ailes, l’Homme a pu explorer le domaine métaphysique des idées grâce à l’imagination.

De fait, on peut, pour seulement un temps limité, évidemment, nous affranchir de notre corps via l’imagination. Elle manifeste notre liberté d’esprit (pratique en confinement ;) ). Olympe de Gouges, alors qu’elle est emprisonnée pour ses idées, raillait ses opposants qui ne pouvaient pas l’empêcher de penser et d’imaginer ses futures actions politiques.

L’imagination nous aide à penser et à mieux comprendre le réel. Comment une fonction par essence immatérielle peut-elle jouer sur le monde matériel ? C’est en fait grâce à ce fameux va-et-vient du cerveau, qui même hors de notre conscience, associe, organise, range les perceptions et les savoirs que nous acquérons au fil de la journée.

On donne souvent comme étymologie au mot intelligence inter et legere, littéralement recueillir en nous, mais on pourrait aussi aller plus loin, avec inter et legare, entrelacer. Intelliger, comprendre, c’est recueillir en nous nos expériences et perceptions, puis les entrelacer, les relier avec nos perceptions acquises. Et ce travail est possible par et grâce à l’imagination.

Cette aide à l’apprentissage pourrait même se révéler être un mode privilégié à adopter dans le but de mieux comprendre, et surtout de s’encourager à conserver notre curiosité et notre désir d’apprendre :

« La curiosité, l'esthétique, la créativité et la stimulation sont nécessairement et profondément liées à l'efficacité métabolique et au développement structurel-anatomique. » — Raymond Peat

Les réponses à nos questions récompensent notre curiosité. Cela nous anime ! A l’inverse, suivre automatiquement des instructions sanctionne notre curiosité.

La nouveauté stimule notre cerveau. Notre attention se focalise alors dans le «réflexe d'orientation». Nos différents sens participent à l'examen de cette nouveauté d'une manière physiologique. La perception de nouveaux modèles et la formation de généralisations élargissent la manière dont les questions sont posées.

Tandis que la liberté et la variété semblent bonnes pour notre cerveau, la conformité fastidieuse nuirait à notre épanouissement, n’engageant aucun intérêt pour l’apprentissage.

Il existe probablement les équivalents d'une activité "concentrique" constructive et d'une activité "excentrique" destructrice et stressante dans le cerveau. Par exemple, "l'apprentissage par cœur" est analogue à la contraction musculaire excentrique, et l'apprentissage en posant des questions est "concentrique".

“Toute activité qui semble "programmée" étouffe probablement l'énergie cellulaire et l'intelligence cellulaire.” — Raymond Peat

Les approches chimio-nutritionnelles-hormonales peuvent aider à restaurer la créativité, le travail de personnes comme Bekhtereva montre que l'exercice de la créativité peut aider à restaurer les systèmes biochimiques et physiologiques.

Il s’agit donc réellement d’une puissance qui nous permet d’appréhender le réel, et même l’irréel qui peut potentiellement devenir réel.

La fonction créatrice de l’imagination est plus communément admise : le domaine artistique est l'emblème même de la création, fruit de l’imaginaire, mais aurait tout de même un fonction épistémologique : Bergson, dans le seul enregistrement que nous avons de lui, nous donne une définition de la fonction de l’art qui me semble assez juste (et c’est même assez émouvant de l’entendre parler, vous pouvez l’écouter ici) : l’art sert à dévoiler la réalité cachée pour les personnes qui ne sont pas des artistes.

L’imagination créatrice n’est pas exclusive à l’art : en sciences, elle travaille en binôme avec la raison, qui joue un rôle de contrôle, de validation ou non des idées produites par l’imagination. En cuisine, elle permet d’élaborer des recettes grâce au souvenir que nous avons du goût et de la texture des aliments. Dans le quotidien, elle permet d’inventer des objets, des stratégies, des habitudes, des situations, des symboles…

Bachelard parlait ainsi d’imagination poétique (du poíêsis grec, fabriquer, créer) : elle nous ouvre vers une vie nouvelle, remplie de possibilités irréelles, et ne tient qu’à nous de choisir celles que nous souhaitons accomplir dans le réel.

De par son lien avec la mémoire, elle nous permet aussi de recréer des sensations, des vécus conservés inconsciemment. Proust en est le fidèle illustrateur, dans son roman A la recherche des temps perdus :

“Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin, à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul.”

En plongeant de nouveau sa madeleine dans du thé, il recrée ce souvenir resté intact dans sa mémoire.

Venons-en enfin à la fonction sociale de l’imagination : selon Charles Wright Mills, c’est en devenant momentanément un autre que l’on peut saisir de l’intérieur ses motivations, ses réflexes, ses manières de penser et de voir le monde.

Cette réflexion sera la base de sa théorie sociologique, mais aussi de sa méthode en tant que chercheur, afin de mieux comprendre la société en général. Avoir de l’empathie, de la compassion, c’est souffrir avec l’autre. Comment, alors que nous ne subissons pas les mêmes douleurs qu’une personne proche ou non, souffrir avec elle. Et bien en imaginant, à partir de notre vécu personnel, cette souffrance.

Et cela marche pour toutes les émotions. Se mettre à la place de l’autre, c’est aussi imaginer, projeter les répercussions de nos futures actions sur les êtres humains qui nous entourent, afin de savoir si son geste ne nuira pas, par exemple, à la liberté d’un autre.

L’imagination permet enfin de créer un dialogue intérieur avec nous-mêmes, et nous permet de mieux nous connaître.

L’imagination n’a-t-elle que des avantages ?  

Toute bonne chose a ses limites, et l’imagination n’échappe pas à la règle. Tout d’abord, l’imagination n’est pas une faculté universelle. Ou en tout cas, nous ne sommes pas égaux face à notre capacité d’imagination : elle dépend de nos expériences et de notre niveau d’éducation. Par exemple, langage et imagination sont liés : plus nous connaissons de mots, plus notre imagination sera riche.

De plus, nos conditions de vie impactent aussi fortement notre faculté imaginative : il faut pouvoir se permettre d’avoir des moments calmes, paisibles, afin de laisser son esprit gamberger et se projeter dans l’imaginaire. En ce sens, l’imagination fonctionne un peu de la même manière que notre corps “matériel”.

Tourner en permanence grâce aux relais hormonaux de stress (le mode fight or flight) impactera notre santé physique, tout comme être en permanence sur le qui-vive mentalement, dans des situations de guerre ou d’extrême pauvreté, par exemple (un exemple malheureusement parmi bien d’autres : le Liban) impactera fortement notre santé mentale et notre imagination (en plus de la santé physique, évidemment).

Il ne faut également pas oublier que les produits de notre imagination ne sont pas forcément positifs ! Pensons aux angoisses, aux idées fixes, aux TOC, aux peurs alimentaires… La peur de la mort, par exemple, est la projection, l’imagination, que l’on se fait de la perte de la vie, de ses amis, peut-être la douleur de ce moment…

Dans sa Lettre à Ménécée, Epicure nous donne la solution à cette peur :

“Le mal qui nous effraie le plus, la mort, n’est rien pour nous, puisque lorsque nous existons, la mort n’est pas là, et lorsque la mort est là, nous n’existons plus”.

Si seulement tout pouvait être aussi simple… Malheureusement, l’imagination ne se contrôle pas toujours.

Enfin, n’y a-t-il pas une limite à laquelle l’imagination rompt totalement avec la réalité, limitant ainsi son pouvoir d’action ? Ne nous induit-elle pas même en erreur ?

C’est bien cette critique qui a été adressée aux utopistes. Construit avec le privatif grec ou, et topos, “le lieu”, donc littéralement “le lieu nulle part”, le nom d’utopie désigne un projet de société idéale, donc par essence irréalisable, dans lequel pauvreté, discrimination, maladie n’existent pas. Voltaire, Thomas More, Campanella, Fourier, Bacon…

Leurs idées étaient peut-être fantastiques, mais pas géniales dans le sens kantien, puisqu’elles ne pouvaient servir de modèle : les Thélémites de l’abbaye utopique de Rabelais vivaient ainsi :

“Toute leur vie était régie non par des statuts, des lois ou des règnes, mais selon leur volonté et leur libre arbitre. Ils se levaient du lit quand bon leur semblait ;  buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur en venait”.

En théorie, c’est très bien. En pratique, c’est très souvent beaucoup plus compliqué.

Pourtant, tous se sont basés sur les travers de leurs sociétés : Thomas More, dans Utopia (c’est lui qui a inventé le nom d’utopie) critique vigoureusement le système anglais du XVIe siècle et notamment les enclosures : de riches seigneurs se réapproprient des terres afin d’élever des moutons, terres cultivées par des familles pour subsister, les plongeant alors dans la misère.

Pourrais-je faire un parallèle avec les multinationales qui achètent et privatisent des terres agricoles pour une bouchée de pain à des peuples pauvres ? Certainement, mais ce n’est pas le sujet du jour.

Le plus grand risque de l’imagination réside dans les dérives de la science : les nouvelles découvertes offrent un champ des possibles imaginaires très vaste, mais toutes ces possibilités ne sont pas pour autant morales.

L’imagination, lorsqu’elle ne fonctionne pas avec sa compère la raison, devient très dangereuse. Freud disait :

“La civilisation est vouée au désordre si le désir oublie le principe de réalité.”

Les applications eugénistes du régime nazi en témoignent funestement.

L’enjeu est donc de trouver le juste équilibre entre imagination réaliste et invention de mondes inaccessibles, afin de ne pas faire comme Thalès qui :

“Observait les astres et, comme il avait les yeux au ciel, tomba dans un puits. Une servante de Thrace, fine et spirituelle, le railla, dit-on, en disant qu’il s’évertuait à savoir ce qui se passait dans le ciel, et qu’il ne prenait pas garde à ce qui était devant lui et à ses pieds.” — (Le Théétète, Platon).

Zélie Bourez

Rédactrice
lire plus
Vous pourriez aussi être intéressé…
Un doigt sur la détente
Hugo Martinez

Depuis quelque temps, le courant bien-être fleurit de doux et légers conseils : « S’accepter tel que l’on est ; etc ».C’est très bien ! Un peu de douceur dans ce monde de brutes ne nous ferait pas de mal ! Quoique … Cela dépend. Peu à peu, j’ai l’impression que les adeptes du vivre mieux se divisent en deux camps : ceux qui tombent dans ce phénomène d’acceptationet ceux, à l’inverse, qui veulent en faire toujours plus. Vous situez-vous dans l’un d’entre eux ?

5 points pour mieux gérer son temps
zélie bourez & Hugo martinez

Prendre son temps, ralentir… Plus facile à dire qu’à faire ! Malgré toute notre bonne volonté, les impératifs personnels et professionnels sont bien présents et parfois oppressants. Cet article tente donc de vous donner quelques conseils afin de mieux gérer votre temps et d’éviter les effets néfastes de cette accélération du temps dont nous parlions précédemment.